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SOLLERS PHILIPPE BLOG


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15 AOÛT 2014


COLETTE ÉTONNE, RAVIT, SÉDUIT.

Classé sous Non classé — sollers @ 12:2

Simone de Beauvoir a rencontré Colette (1873-1954), peu avant sa mort, dans son
appartement du Palais-Royal. Son portrait est saisissant: «Percluse, les cheveux
fous, violemment maquillée, l’âge donnait à son visage aigu, à ses yeux bleus,
un foudroyant éclat. Entre sa collection de presse-papiers et les jardins
encadrés dans sa fenêtre, elle m’apparut, paralysée et souveraine, comme une
formidable Déesse-Mère. »Cocteau, son voisin et admirateur, est plus précis : «
Vie de Colette. Scandale sur scandale. Puis tout bascule et elle passe au rang
d’idole. Elle achève son existence de pantomimes, d’instituts de beauté, de
vieilles lesbiennes, dans une apothéose de respectabilité »

Funérailles nationales, foule, bouquets. Colette, grand officier de la Légion
d’honneur, et présidente du jury Goncourt, meurt donc à 81 ans, sous des flots
d’éloges. Comme le prouve cette passionnante biographie1, elle a tout traversé:
deux guerres mondiales, l’anonymat du travail au noir (les Claudine, avec
Willy), la renommée montante, puis débordante, les liaisons multiples, les
exhibitions érotiques, le soufre, les fleurs, la nature, les jeux de rôle, le
journalisme, une maternité distante, une attention spéciale pour les animaux,
l’amour. Elle voudrait tout recommencer, «je veux faire ce que je veux».
Programme pas du tout évident pour une femme, née au XIX siècle. Cette aïeule
d’un féminisme pas du tout féministe est tout sauf une intellectuelle.
Sensualité d’abord et toujours. La chair du corps n’est jamais assez connue
(elle est la première à montrer ses seins nus sur scène), la sexualité est sans
cesse plus complexe qu’on ne croit, les mots sont vivants et germent. « Plus que
sur toute autre manifestation vitale, je me suis penchée, toute mon existence,
sur les éclosions. C’est là pour moi que réside le drame essentiel, mieux que
dans la mort qui n’est qu’une banale défaite… L’heure de la fin des découvertes
ne sonne jamais. Le monde m’est nouveau à mon réveil chaque matin, et je ne
cesserai d’éclore que pour cesser de vivre. » Elle a osé ce blasphème : « La
mort ne m’intéresse pas. » Et aussi : «L’homme n’est pas fait pour travailler,
et la preuve, c’est que ça le fatigue. »

Un de ses amis d’autrefois lui dit un jour: « Rien n’est plus facile que d’avoir
une mauvaise réputation, mais tu verras, plus tard, quel mal on a pour la
garder.» De ce point de vue, la vie de Colette semble un ratage complet, mais
attention: par les temps plats et puritains qui courent, Colette pourrait éclore
de nouveau avec une très mauvaise réputation. Trop libre, trop diverse, trop
inventive : son parcours est une permanente autofiction, Willy l’exploite ? Elle
se vengera. « Missy » (Mathilde de Morny) s’imagine être son homme? Colette
l’instrumentalise. Henry de Jouvenel la délaisse? Elle couche avec son jeune
fils. Ne pas se faire « coincer », tout est là. Échapper au roman familial tout
en jouant, maîtriser le spectacle social, tenir sa ligne, faire de la
gymnastique, être, au besoin, une femme d’affaires, et surtout écrire, et encore
écrire. Un écrivain véritable se sert de toutes les situations, et les fait
tourner en sa faveur. La morale s’indigne, boude, s’agite, et, pour finir,
applaudit. Ça peut prendre du temps, mais c’est fatal.

Précocité de Colette. Willy, cet infatigable coureur de filles et de bordels, se
souvient : « Il me manque la rapidité folle de sa compréhension, le livre
qu’elle me jetait sous les yeux, à la page qu’il fallait – jamais d’erreur-
marquée d’un coup d’ongle. » II dira aussi : « Nous avons eu des parties de
silence inégalables. » Et elle, lui reprochant de n’avoir pas accepté un ménage
à trois : « Tout eût été pour le mieux dans le meilleur des demi-mondes. » En
tout cas, on a du mal à imaginer le succès des « Claudine ». Colette s’est
décrite ensuite comme une prisonnière, « un livre, cent livres, le plafond bas,
la chambre close, des sucreries en place de viande, une lampe à pétrole au lieu
de soleil ». Elle est, au contraire, rapidement adoptée par les milieux
mondains, littéraires et artistiques que fréquente Willy. Elle est belle, elle a
de l’esprit. Un témoin se souvient: «Elle avait, sur le ton rosse, le don de la
conversation, toute de verve et d’esprit cocasse. On l’écoutait, et elle aimait
être écoutée. » Même son affreux accent bourguignon fait recette. Elle étonne,
elle ravit, elle séduit.

Son grand rival est Proust, qu’elle admire. Mais, avec  Chéri  (1920), elle
marque un point. Gide est subjugué (« admirable sujet »), Drieu, pas du tout («
c’est mou »), réactions symptomatiques. Le livre, très incestueux (l’héroïne a
49 ans, le garçon, 25 ans), a été bizarrement écrit avant le passage à l’acte de
Colette avec Bertrand de Jouvenel (elle a 47 ans et lui 17). Scandale confirmé
par Le Blé en herbe (1923), qui paraît la même année que Le Diable au corps  de
Radiguet. Théâtre et cinéma suivront, en toute logique. Il n’en reste pas moins
que le meilleur livre de Colette, qui s’est d’abord appelé Ces plaisirs qu’on
nomme, à la légère, physiques, demeure Le Pur et l’Impur, très subtilement
analysé par Julia Kristeva dans sa trilogie sur Le génie féminin, dont un volume
est consacré à Colette2

Mauriac, qui admirait Colette, au point de lui offrir un missel (en pure perte,
bien entendu), s’indignait que Robbe-Grillet lui dise que Colette « écrivait
mal». D’autres l’ont même dit de Balzac, mais ce n’est pas grave. Colette a lu
Balzac très jeune, il l’a passionnée : « C’est mon berceau, ma forêt, mon
voyage.» Elle repère tout de suite son art du détail. Et puis : « J’ai une
espèce de passion pour tout ce qu’a écrit Proust. Comme dans Balzac, je m’y
baigne. C’est délicieux. »

C’est émouvant d’apprendre que le dernier livre reçu par Colette a été Bonjour
tristesse, avec cette dédicace de Françoise Sagan: «À Madame Colette, en priant
pour que ce livre lui fasse éprouver le centième du plaisir que m’ont donné les
siens.

 

    1 : Colette, Gérard Bonal, Perrin, 2014. 2 : Julia Kristeva, Le génie
féminin, tome III : Colette, Folio Essais, n° 442. Philippe Sollers
Le Nouvel Observateur n°2595, 31 juillet 2014. Mots-clés : Françoise Sagan, Jean
Cocteau, Julia Kristeva, Marcel Proust, Pierre Drieu La Rochelle
Pas de commentaire



14 JUILLET 2014


« SE RAFRAÎCHIR LE SANG »

Classé sous Non classé — sollers @ 12:2

 

Mme de Lafayette vous prévient : une femme, au XVIIe siècle, n’a d’existence
qu’au couvent, ou entre un mari et une mère. Les mariages sont arrangés, les
maris plus ou moins jaloux, les mères font la morale. Toutes ces contraintes
sont idéales pour le développement de l’amour. Le personnage de l’Amant devient
décisif. Il s’agit de Dieu pour les religieuses (combien de spasmes mystiques
dans les cloîtres!), et de l’irrésistible tombeur de femmes pour les épouses,
pourvu qu’elles soient belles et s’ennuient. Elles ressentent alors de
l’inclination pour un virtuose de la galanterie. Le duc de Guise, par exemple,
conduira la Princesse de Montpensier (1662) à la mort. « Magnificence », «
galanterie », voilà la France d’Henri II, lui-même amoureux de Diane de
Poitiers, duchesse du Valentinois. Tout n’est que fête et intrigue. Pour être
estimé, un homme doit être « beau, de bonne mine, vaillant, hardi, libéral ».
Mais voyez Nemours, destin de la Princesse de Clèves (1678) : « C’était un
chef-d’œuvre de la nature. Ce qu’il avait de moins admirable, c’était d’être
l’homme du monde le mieux fait et le plus beau [...] Il avait un enjouement qui
plaisait également aux hommes et aux femmes [...] et enfin un air dans toute sa
personne, qui faisait qu’on ne pouvait regarder que lui dans tous les lieux où
il paraissait. » On comprend que l’ex-président Sarkozy ait été furieux qu’une
femme ait pu écrire ce genre de livre : du coup, il en a ressuscité le succès.
Vous pouvez ainsi découvrir que la France, avant de sombrer dans le lourd
cauchemar démocratique, était un royaume excitant et cruel de conte de fées.

Nemours est supérieur, la Princesse de Clèves est la plus belle de toutes. Elle
resplendit, mais elle est mariée. Son mari ne lui plaît pas, mais elle connaît
ses devoirs. Tout le livre, c’est son génie, va nous prouver que le refus
déclenche la passion la plus violente. Les hommes sont des nigauds, ils ne
comprennent rien à la guerre des sexes. Mme de Clèves va pousser cet homme à
femmes à la considérer comme unique.

D’ailleurs, si elle lui cédait, même devenue veuve, que se passerait-il? Il la
tromperait, et elle en souffrirait mille morts. Non : la véritable jouissance
est dans l’évitement, le retrait, la suggestion vite dissimulée, l’abstention
voluptueuse. Pas de « galanterie » pour Mme de Lafayette elle-même. Elle a une
santé fragile, se plaint de ses « vapeurs » à Mme de Sévigné, ne pourrait pas
supporter les dérangements de l’amour. Son personnage de roman est une
idéalisation de son cas. Les hommes, oui, mais à condition de leur faire sentir
qu’un abîme les sépare des femmes. Malheur à celui qui ne le sait pas.

Tant qu’à faire, autant réduire cet individu réputé invincible à la dévotion
pour elle. Philosophie du boudoir : « Cette Princesse était sur son lit, il
faisait chaud, et la vue de M. de Nemours acheva de lui donner une rougeur qui
ne diminuait pas sa beauté. Il s’assit vis-à-vis d’elle, avec cette crainte et
cette timidité que donnent les véritables passions. » C’est tout ? Oui. Silence.
Moralité à contre-courant : la domination d’une passion apporte plus de plaisir
que sa réalisation.

Mme de Lafayette nous en dit long sur l’érotisme féminin. Le mariage, bon, ça
va, routine sociale et enfants. Des amants ? Pourquoi pas, elles en ont toutes,
mais le manège a ses limites. L’amour ? Là, c’est autre chose, l’impossible
irréalisable. Il faut amener un homme à penser qu’il n’y a qu’une seule femme au
monde en dehors de sa mère, c’est la version profane de la Vierge Marie. La
Princesse n’est pas du tout vierge, mais elle est la seule qu’un connaisseur de
femmes peut aimer pour rien. Tout s’enclenche : il faut que l’amant dévoile sa
folie sans oser l’avouer, la Princesse, de son côté, doit lui laisser entendre
qu’elle l’aime. Le vol d’un portrait, une lettre détournée, des confidences
cryptées, rien ne manque. La Princesse, erreur incroyable, avoue son inclination
pour Nemours à son mari (qui est donc devenu, histoire courante, une sorte de
mère). Le mari est affolé, et il en mourra. Nemours, lui, trouve de « la gloire
à s’être fait aimer d’une femme si différente de toutes celles de son sexe ». La
Princesse est donc arrivée à ses fins : elle jouit de cette singularité qui se
tient dans l’ombre.

La plus belle scène du roman (une des plus réussies du roman français) se passe
dans un pavillon de campagne. Nemours est dans le jardin, voyeur éperdu de la
Princesse en train de nouer des rubans jaunes (couleur de Nemours dans un
tournoi) sur « une canne des Indes fort extraordinaire ». Canne des Indes : «
bâton issu d’une plante exotique apprécié pour sa fermeté ». Cette canne a
appartenu à Nemours, qui l’avait donnée à sa propre sœur (tiens, tiens), et la
Princesse l’a dérobée en cachette. De là, elle va contempler un tableau de
bataille où il figure. Il fait du bruit, elle s’enfuit. Faut-il traduire ? Je ne
crois pas. Je connais des esprits simplistes qui trouvent ce passage, clairement
masturbatoire, ridicule. Ce n’est pas mon avis.

Mme de Lafayette, elle aussi, reste dans l’ombre. Elle ne signe pas ses livres,
et son intimité avec La Rochefoucauld est des plus étrange. La Fontaine lui
envoie des compliments. Son ami Ménage lui écrit en latin, et elle peut répondre
dans la même langue. Elle écrit beaucoup de lettres, qu’on découvre dans cette
merveilleuse édition, et on voit qu’elle a été protégée par Louvois, donc par
Louis XIV. Sa santé n’est pas bonne, elle se retire peu à peu de tout, et se
rapproche de Port-Royal, par admiration pour Pascal. Elle est d’ailleurs
assistée, à sa mort, le 25 mai 1693, par la nièce de Pascal, Marguerite Périer.
Sa gloire posthume commence, mais Fontenelle écrivait déjà, en 1678 : « C’est le
seul ouvrage de cette nature que j’ai pu lire quatre fois… Il a des charmes
assez forts pour se faire sentir à des mathématiciens mêmes, qui sont peut-être
les gens du monde sur lesquels ces sortes de beautés trop fines et trop
délicates font le moins d’effet. »

Mme de Lafayette mathématicienne ? Sans doute. Ses romans sont des équations
rigoureuses, esprit de finesse, esprit de géométrie. Pourtant, peu de mots
suffisent à la décrire, ceux, par exemple, qu’elle envoie, le 15 avril 1673, à
Mme de Sévigné : « Je voudrais bien vous voir pour me rafraîchir le sang. »

 

Madame de Lafayette, Œuvres complètes, Etablie par Camille Esmein-Sarrazin.
Pléiade, 2014.

 Philippe Sollers
Le Nouvel Observateur n°2587, 5 juin 2014.

 

 

 

Mots-clés : Diane de Poitiers, Duc de Guise, Duc de Nemours, Henri II, Louis
XIV, Madame de Sévigné, Nicolas Sarkozy
Pas de commentaire


30 MAI 2014


RECHERCHE CÉLESTE

Classé sous Non classé — sollers @ 12:2

Vous êtes sûrs de connaître Proust, «A la Recherche du temps perdu» n’a pas de
secrets pour vous. Proust, voyons, c’est évident, Albertine, Charlus, Combray,
Balbec, Sodome, Gomorrhe, on peut réciter ça par coeur. Tout le monde sait de
quoi il s’agit, mais c’est là que la moindre vérification concrète devient
pénible et comique.

Monsieur Proust, lui, reste inconnu, et pourtant le voici, cet animal de
légende. Un ange l’accompagnait, jour et nuit, dans sa vie. C’est une paysanne
inculte de 22 ans qui s’appelle Céleste. Son prénom la contient. Son témoignage,
à l’âge de 82 ans, est bouleversant de vérité. Proust, figurez-vous, était un
saint très bizarre. Céleste est à ses côtés de 1914 à 1922, elle s’occupe de
tout jusqu’à l’épuisement, lui ferme les yeux à sa mort, rentre ensuite dans un
grand silence. Enfin, elle parle au début des années 1970. Voici son témoignage
republié. Non, vous ne savez rien de Proust. Elle, oui. Elle sent la moindre
chose, elle est d’un dévouement et d’une pureté ahurissante, elle ne comprend
rien, mais elle comprend beaucoup mieux que ceux ou celles qui comprennent mal.

Soyons clairs : Monsieur Proust est un tyran épouvantable. Il faut attendre ses
coups de sonnette pour se présenter à lui, vivre la nuit plutôt que le jour,
l’attendre, à 3 heures du matin en écoutant l’ascenseur (il n’a pas de clés sur
lui), lui porter son café du matin à 6 heures de l’après-midi, bref vivre à
l’envers des habitudes courantes. Que fait-il dans sa chambre froide aux rideaux
toujours fermés et placardée de liège pour éviter le bruit? Il écrit, il écrit,
il écrit. Eh bien, que voulez-vous, ce bourreau est adorable. Un petit geste de
la main, un bout de papier avec instruction pratique, un sourire, et Céleste
plane, court, vole porter du courrier ou téléphoner. Elle rencontre parfois son
mari, Odilon, toujours prêt, avec son taxi, à conduire Monsieur Proust vers ses
aventures nocturnes (dîner au Ritz ou bordel pour hommes). Ça dure parfois des
heures, le taxi attend. Céleste a des mots incroyables : « Je me moquais bien de
vivre dans la nuit. Quand il rentrait, on aurait dit toute la gaieté du jour qui
se levait. » Et puis, surtout, il raconte sa soirée, il s’échauffe, improvise,
se prépare à écrire: « Il se renvoyait la balle sur moi.»

Elle est morte de fatigue, Céleste, mais jamais d’ennui. L’existence est réglée
comme du papier à musique, c’est la guerre des mots contre le somnambulisme
généralisé. Elle accomplit son épuisant service «en chantant, dans une espèce
d’allégresse, comme un oiseau qui s’envole d’une branche à l’autre».

Monsieur Proust a raison, il a ses raisons, il a toujours raison, c’est un
appareil de haute précision à qui rien n’échappe. Céleste dit l’essentiel : « Il
s’est mis hors du temps pour le retrouver.» De temps en temps, ce vampire
nocturne se moque un peu d’elle, lui conseille d’écrire son Journal, et l’assure
que celui-ci se vendrait mieux, dans l’avenir, que ses propres livres.
Naïvement, puisque c’est un grand seigneur, un duc, un sultan, un roi, elle lui
demande pourquoi il ne s’est jamais marié. Réponse : « Il aurait fallu une femme
qui me comprît. Et comme je n’en connais qu’une au monde, il n’y a que vous que
j’aurais pu épouser. »

Céleste, bien entendu, c’est maman, peut-être en mieux, d’ailleurs, puisque « je
suis marié avec mon oeuvre». Plus drôle : Céleste, en entendant Monsieur Proust
évoquer l’harmonie qui régnait entre ses parents, lui pose la question de savoir
s’il met une différence entre un amour platonique et un amour charnel. «Il m’a
scrutée des yeux, puis il a répondu : « Je ne sais pas ce que vous voulez
dire ».» Céleste ajoute : « Ce qu’il y avait de beau avec lui, c’était qu’il y
avait des instants où je me sentais comme sa mère, et d’autres comme son
enfant.»

Drôle d’inceste, platoniquement très bizarre. Cela dit, ce père-enfant sort
trop, va dans des mauvais lieux, et raconte à Céleste, le plus naturellement du
monde, une scène de flagellation dans le bordel de Le Cuziat, «ce monstre»,
s’exclame-t-elle. Mais enfin, Monsieur, pourquoi faites-vous ça? Répétitions
lapidaires de Proust: « J’en ai besoin », « Il le faut », « Le temps me presse
». Des détails, encore des détails, toujours des détails. « Il suivait tout,
dans les journaux : la politique, la Bourse, les arts, la littérature.» La
boucherie de 1914-1918 ? « Si l’Allemagne et la France s’entendaient, l’Europe
serait en paix pour des siècles.» Dans la guerre que mène Monsieur Proust, le
courrier occupe une place stratégique constante. « Il fallait voir la jouissance
qu’il éprouvait à me lire les lettres de Montesquiou et ses réponses ! Il me
disait : « Ecoutez bien, Céleste. Je vais vous lire le passage qui compte. Entre
chaque mot vous verrez respirer la haine du bonhomme. Il est magnifique ! » Et
il riait tant qu’il pouvait.»

Ils rient beaucoup, ces deux-là. Ainsi, quand Gide vient s’excuser du refus de
la « Recherche » par la NRF, Céleste trouve qu’il « a des airs de faux moine ».
Proust part d’un « fou rire extraordinaire », et le surnom restera à Gide.
Céleste a ses jugements : Cocteau est un « polichinelle », et seuls (ou presque)
Jacques Rivière et Morand trouvent grâce à ses yeux.

Ce qui l’impressionne le plus, c’est la vitesse d’écriture de ce grand malade
(elle peut déchiffrer sa graphie à l’envers). Le lit est couvert de papiers
qu’il faut récolter, coller, reclasser. Un matin, Proust lui dit qu’il a mis le
mot « fin » : « Maintenant, je peux mourir.»

Céleste : « Du jour où la maladie s’est aggravée dans son pauvre corps usé, je
n’ai plus fermé l’oeil. Quand on m’a dit ensuite que, pendant sept semaines, je
ne m’étais pas couchée du tout, j’ai répondu que je ne le savais pas, et c’était
vrai: je ne m’en étais pas aperçue. Pour moi, c’était tout naturel: il
souffrait, je n’avais qu’une idée, faire tout ce qu’il demandait et qui pouvait
soulager un peu sa souffrance. [...] Je me serais brûlé les ongles plutôt que de
ne pas le satisfaire.»

Monsieur Proust ne dort plus et ne s’alimente plus. Il refuse les médecins, il
pense que sa mort n’appartient qu’à lui. «Il était le seul à avoir de l’autorité
sur lui-même.» J’aime que Céleste ait dit : « Il avait cette suprême élégance
d’être ce qu’il était, simplement.»

 

Céleste Albaret, Monsieur Proust. Souvenirs recueillis par Georges Belmont.
Editions Robert Laffont, «Documento», 2014.

Philippe Sollers
Le nouvel observateur n°2581, 24 avril 2014.

 

Mots-clés : Céleste Albaret, La Recherche, Marcel Proust
Pas de commentaire


29 MAI 2014


MARCELIN, DOMINIQUE, JULIA

Classé sous Non classé — sollers @ 12:2

Marcelin Pleynet :



 

Dominique Rolin :


 

Julia Kristeva :


 

 

 

Mots-clés : Dominique Rolin, France Culture, Julia Kristeva, Marcelin, Nuit
Rêvée, Philippe Sollers
Pas de commentaire


27 MAI 2014


SE FOUTRE CARRÉMENT DE TOUT

Classé sous Non classé — sollers @ 12:2

L’ancien président de la République française, un peu plus cultivé, grâce à son
épouse, que le président actuel, qui perd trop de temps à lire des publicités
pour scooters, nous a surpris au moins deux fois. La première en bousculant «la
Princesse de Clèves», qu’il considérait comme une chanteuse de troisième ordre,
la deuxième en s’en prenant avec violence à «la Chartreuse de Parme». Je le cite
(propos publié par «le Monde» le 23 mars 2012) : « Fabrice del Dongo est un
petit con, qui passe à côté de Waterloo et de sa tante, et qui ne reconnaît même
pas Napoléon quand il le croise. »

Ces jugements lui ont-ils été inspirés par le maurrassien Buisson? En tout cas,
en lisant ces lignes, Stendhal aurait aussitôt provoqué Sarkozy en duel. Raison
de plus pour ouvrir les trois volumes en Pléiade de ses œuvres romanesques
complètes, la première édition à proposer l’ensemble des textes dans l’ordre
chronologique de leur création. Allez, pauvre président enregistré à son insu
(comme le pape) par son majordome, encore un effort pour revenir à la raison.
C’est Balzac lui-même qui vous le demande : « M. Beyle a fait un livre où le
sublime éclate de chapitre en chapitre. Il a produit, à l’âge où les hommes
trouvent rarement des sujets grandioses et après avoir écrit une vingtaine de
volumes extrêmement spirituels, une oeuvre qui ne peut être appréciée que par
les âmes et par les gens vraiment supérieurs.» Balzac était-il un con ? Pas
qu’on sache.

Il n’en reste pas moins que Balzac ne semble pas s’être aperçu de la parution
antérieure du «Rouge et le Noir», et qu’il continue à appeler Stendhal «M.
Beyle». Son article célèbre et généreux de l’époque sur «la Chartreuse» (sans
lui, censure complète de la critique littéraire) est remarquable, mais souvent à
côté de la plaque. Quelle idée de demander à l’auteur de supprimer le début en
fanfare qui devrait résonner dans toutes les mémoires de l’Hexagone : « Le 15
mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de cette
jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi, et d’apprendre au monde
qu’après tant de siècles César et Alexandre avaient un successeur. » Le Mali,
c’est bien, Milan c’est mieux.

Bizarre époque que la nôtre : Hollande ne lit aucun livre, Sarkozy est jaloux de
Stendhal, et Jospin se fâche contre Napoléon. En 1796, Stendhal a 13 ans, il
étouffe en province, il envahit l’Italie par l’imagination, il va la conquérir
intérieurement par l’amour et la littérature. Waterloo? C’est la fin du grand
rêve héroïque, après lequel viendra «l’éteignoir» (nous y sommes). Cependant,
Fabrice et sa tante, la merveilleuse Sanseverina, inventent une féerie pour
toujours. Le 4 novembre 1838, à 55 ans, donc, Stendhal se cloître dans un
appartement, au 8 de la rue de Caumartin. Et, là, miracle : il écrit la «la
Chartreuse» en cinquante-trois jours, ou, plutôt, il la dicte (« J’improvisais
en dictant, je ne savais jamais en dictant un chapitre ce qui arriverait au
chapitre suivant »). Les besogneux n’aiment pas Stendhal, les ordinateurs non
plus.

Tout est vibrant, imprévu, coudé, erratique, et on a l’impression que l’auteur
s’est appliqué à lui-même la formule militaire de Napoléon : « On s’engage et
puis on voit.» A Waterloo, ce sublime «petit con» va et vient sans rien
comprendre, c’est justement ça qui est fort. Quant à sa tante Gina, qui l’adore,
une note de l’éditeur nous prévient : « C’est ici que Stendhal va le plus loin
pour manifester le caractère puissamment érotique de Fabrice pour Gina, et ses
orgasmes de substitution dans ses entretiens avec lui. » Moralité : Sarkozy ne
comprend rien à la jouissance des Italiennes.

Laissons parler Gina : « Le comte Mosca a du génie, tout le monde le dit, et je
le crois, de plus il est mon amant. Mais quand je suis avec Fabrice et que rien
ne le contrarie, qu’il peut me dire tout ce qu’il pense, je n’ai plus de
jugement, je n’ai plus la conscience du moi humain pour porter un jugement de
son mérite, je suis dans le ciel avec lui, et quand il me quitte, je suis morte
de fatigue et incapable de tout, excepté de me dire : c’est un Dieu pour moi, et
il n’est qu’ami. »

Stendhal, en incestueux discret, sait que le regard et la parole peuvent faire
l’amour sans le lourd appareil du corps (le sien ne lui convient pas). Mieux: il
va jusqu’à mêler à ses emportements une électricité religieuse. Avec Clélia, par
exemple, mais aussi avec Gina. Voyez Fabrice : « Son caractère profondément
religieux et enthousiaste prit le dessus. Il avait des visions. Il lui semblait
que la Madone, sollicitée par sa tante Gina, daignait lui apparaître et venir à
son secours. Il croyait que sa tante lui tendait les bras et l’embrassait
pendant son sommeil. » Faut-il insister sur l’amour du jeune Stendhal pour sa
mère? Je ne crois pas.

Il ne fait pas qu’écrire et dicter, Stendhal, il vit et aime comme il écrit,
sans cesse. Il est entouré de signaux, de présages, le cryptage n’a pas de
secrets pour lui. Il se parle à lui-même, et se donne des conseils : «brillanter
le style», « je donne du nombre, de la tranquillité, des détails, du style ». Il
s’interpelle en anglais, raffole de l’italien, possède le français comme
personne. Il finit par se dire : « Aimes-tu mieux avoir eu trois femmes ou avoir
fait ce roman ? » Étrange question, mais cette «Chartreuse de Charme» mérite
bien mille et trois femmes, au moins.

Nous sommes loin de la vie littéraire de 1842 ou de celle d’aujourd’hui. Pour
Stendhal, la vie littéraire est «misérable», « elle réveille les instincts les
plus méprisables de notre nature et les plus fertiles en petits malheurs ». Ce
qu’il poursuit est tout autre chose, une surexistence libre, instantanée,
musicale, mobile, en couleur.

Il n’espère plus rien de la politique et de la foule, mais seulement des «happy
few», des «heureux peu nombreux» (il y en a peut-être qui respirent encore).
L’hypocrite Aragon ne manquera pas de juger dérisoire cet appel, en précisant
que Stendhal aurait dû se préoccuper de la «unhappy crowd», de la «foule
malheureuse».

Stendhal est un déserteur de la vie sociale, c’est-à-dire de l’ennui. Autre
devise : «Intelligenti pauca», « peu de mots suffisent à ceux qui comprennent ».
Et enfin, pour finir en vrai «Milanais» irrécupérable: « SFCDT », « Se Foutre
Carrément De Tout ». C’est ainsi, avec insolence, qu’en pleine décomposition
générale il fait son retour illuminé parmi nous.

 

Stendhal, Œuvres romanesques complètes, tome III, édition établie par Yves
Ansel, Philippe Berthier, Xavier Bourdenet et Serge Linkès, Gallimard, La
Pléiade, 1520 p., 67,50 euros

Philippe Sollers
le Nouvel Observateur n°2577, 27 mars 2014.

 

 

 

 

Mots-clés : Philippe Berthier, Pléiade, Serge Linkès, SFCDT, Stendhal, Xavier
Bourdenet, Yves Ancel
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25 MAI 2014


NUIT RÊVÉE

Classé sous Non classé — sollers @ 12:2

Entretien 1/3 :




 

Entretien 2/3:


 

Entretien 3/3:


Mots-clés : France Culture, Nuit Rêvée, Philippe Sollers
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20 MARS 2014


« GADGI BERI BIMBA GLANDRIDI LAULA LONNI CADORI…»

Classé sous Non classé — sollers @ 13:2

Le 23 juin 1916, au Cabaret Voltaire, à Zurich, un type habillé d’un drôle de
costume «cubiste», monte sur scène, et commence à réciter d’une voix monocorde
un poème incompréhensible, suite d’onomatopées parfaitement calculées. La salle
est bondée, des cris et des rires fusent, le type continue, impassible, plus
sérieux qu’un pape, et scande sa partition dont vous ne trouverez la clé nulle
part. Il s’appelle Hugo Ball. Dada est né.

Dada ? En pleine boucherie de la Première Guerre mondiale ? Pendant que des
poilus héroïques se battent dans les tranchées ? Que la France et l’Allemagne
s’égorgent et se gazent ? Qui sont ces déserteurs et ces réfractaires, dont
personne, aujourd’hui, en pleine commémoration morbide, ne songe à prononcer le
nom ?

Des fous, des agités, des étrangers apatrides, qui ont choisi le nom de leur
mouvement contre l’art et la société, au hasard, dans un dictionnaire. «Dada»!
A-t-on idée ? Ecoutez cet autre cinglé du nom de Tzara : « Il nous faut des
œuvres fortes, droites, précises, à jamais incomprises.»

Vous n’allez pas me dire que ces manifestants déterminés et absurdes vont
connaître un retentissement mondial ? Et pourtant, si, la Terre tourne autrement
depuis cette époque, des cassures importantes s’étaient déjà produites partout.
On aurait dû se méfier davantage de ce Jarry, avec son «Ubu» et son cri de
guerre lancé à la face du vieux théâtre pourri : «Merdre !» Aucune voix ne
reprend ce slogan de nos jours, c’est étrange.

C’est parce que la foule est une masse inerte, incompréhensive et passive, qu’il
faut la frapper de temps en temps, pour qu’on connaisse à ses grognements d’ours
où elle est – et où elle en est. Elle est assez inoffensive malgré qu’elle soit
le nombre, parce qu’elle combat l’intelligence.

Inutile de frapper aujourd’hui, le bruit du spectacle a tout recouvert, et
toutes les vieilleries sont de nouveau à la mode, accompagnées d’un déferlement
continu de cinéma tout-puissant. Mais on ne sait jamais, la porte est à la fois
verrouillée et ouverte. (La réédition du «Dictionnaire du dadaïsme» de Georges
Hugnet est donc bienvenue, malgré de nombreuses erreurs.) Tzara, encore : «Dada
n’est pas un dogme ni une école, mais une constellation d’individus et de
facettes libres.»

Les noms de ces aventuriers disparus ? Les voice : Arp, Ball, Janco,
Huelsenbeck, Hausmann, Picabia, Man Ray, Richter, Schwitters. Ils sont vite un
peu partout, à New York (Duchamp), à Berlin, à Paris, à Moscou, sur la Lune.
Duchamp épate les Américains avec sa «Fontaine», urinoir sacré chef-d’œuvre, et
ses «ready-mades», rencontres entre un objet et une intervention choisie (un
porte-bouteilles, par exemple) : «Cet horlogisme, instantané, comme un discours
prononcé à l’occasion de n’importe quoi, mais à telle heure. C’est une sorte de
rendez-vous.»

Vous avez rendez-vous, si vous le voulez, avec votre vie, à n’importe quel
moment et n’importe où. Sûrement pas dans la foire de l’art, mais dans les
démontages, les photomontages, le rythme des glossolalies (Artaud s’en
souviendra).

Mais quel est ce jeune homme très chic en train de porter une pancarte? Il
s’appelle André Breton, il est promis à un grand avenir. Sur la pancarte, on
peut lire, en lettres capitales, une déclaration de Picabia, toujours actuelle:
«Pour que vous aimiez quelque chose il faut que vous l’ayez vu et entendu depuis
longtemps, tas d’idiots.» Dada s’oppose à tout, y compris à lui-même, c’est un
éloge de la contradiction permanente et de l’affirmation «désintéressée des
abattoirs de la guerre mondiale».

Dada, ou le mouvement perpétuel, contre le ralentissement et l’abrutissement
social. Bien entendu, l’opinion se déchaîne, tout ce qui est national, moral,
identitaire, progressiste, réactionnaire, de droite comme de gauche, vomit cet
anarchisme radical tombé du ciel. On veut donner du sens à vos sacrifices et à
vos efforts ? Dada le récuse. Le monde n’a pas de sens, même si le journalisme
est là pour vous répéter le contraire. Tzara, un jour, à Picabia : «Je m’imagine
que l’idiotie est partout la même, puisqu’il y a partout des journalistes.»

Staline va venir régler leur compte aux formalistes et aux futuristes, et Hitler
à «l’art dégénéré». Mais la guérilla s’obstine, et Dada n’en poursuit pas moins
ses mauvaises actions à travers le surréalisme, le lettrisme, le situationnisme,
tout en contestant tous les «ismes». Il n’y a pas de communauté dada. Partout où
la bien-pensance suinte ou prêche, Dada surgit.

Rien de plus drôle que le procès intenté à Barrès, en 1921, pour «crime contre
la sûreté de l’esprit». Breton est président du tribunal, Aragon est à la
défense. Tzara n’est pas d’accord : « Je n’ai aucune confiance dans la justice,
même si cette justice est faite par Dada. Vous conviendrez avec moi que nous ne
sommes tous qu’une bande de salauds et que, par conséquent, les petites
différences, salauds plus grands ou salauds plus petits, n’ont aucune
importance. »

La revue de Breton, «Littérature», nous apprend qu’au même moment l’accusé
Barrès «discourait à Aix-en-Provence sur l’âme française pendant la guerre,
devant de jeunes provinciaux qui écoutaient bouche bée l’académicien député de
Paris ».

Deux procès qui feraient du bruit aujourd’hui ? Le premier contre Péguy, accusé
d’être un exécrable poète. L’autre, en défense de Heidegger, sous prétexte qu’il
a prononcé plusieurs fois le mot «dada» en voulant dire «oui» en russe. Ce grand
criminel de pensée ne peut donc pas être présumé coupable. Contre toute morale,
et au grand scandale de tous, Péguy serait donc condamné et Heidegger acquitté.
De quoi justifier ce jugement de Courteline à l’époque : «Les dadaïstes sont des
marchands de démence et des entrepreneurs de folie.»

Dada ne croit qu’à l’instant, et c’est pourquoi il est éternel. Ecoutez ce Hugo
Ball, imperturbable: «Gadgi beri bimba glandridi laula lonni cadori…» Quel
spectacle fait mieux à Paris ? Comment mieux faire fuir un public servile?
L’opération ne sera pas tentée, c’est dommage. Encore Tzara, en 1919 :

« Je n’écris pas par métier, et je n’ai pas d’ambitions littéraires. Je serais
devenu un aventurier de grande allure, aux gestes fins, si j’avais eu la force
physique et la résistance nerveuse de réaliser ce seul exploit: ne pas
m’ennuyer. » Ou Picabia : «Le bonheur, pour moi, c’est de ne commander à
personne et de n’être pas commandé.»

 Georges Hugnet, Dictionnaire du dadaïsme. Editions Bartillat, 2014.

Philippe Sollers
Le Nouvel Observateur n°2574, 27 février 2014.

 

 

Mots-clés : Arp, Ball, Breton, Hausmann, Huelsenbeck, Hugo Ball, Janco, Jarry,
Man Ray, Picabia, Richter, Schwitters.Duchamp
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15 JANVIER 2014


LE JEUNE FLAUBERT !

Classé sous Non classé — sollers @ 20:2

Ernest Pinard, procureur impérial sous Napoléon III, est un magistrat français
pas assez célèbre. Il a fait condamner  Les Fleurs du mal de Baudelaire et a
failli réussir, malgré une plaidoirie habile de l’avocat du prévenu, à pénaliser
Madame Bovary. Baudelaire était une sorte de pervers drogué sans domicile fixe,
amant et exploiteur d’une femme de couleur. Flaubert, lui, était membre d’une
famille honorable, ce qui a permis, malgré des attendus sévères, son
acquittement. Il n’empêche : son roman était et demeure profondément immoral.

La lointaine descendante du procureur, Ernestine Pinard, jeune magistrate
socialiste et fervente féministe, a repris ces dossiers sulfureux. Aucun doute,
Baudelaire doit être condamné à nouveau, ses poèmes sont une atteinte
continuelle à la dignité de la femme, et ses fiévreuses lesbiennes n’ont pas
l’intention de se marier. Tout respire ici la dépravation et l’usage de
stupéfiants divers. Le cas de Flaubert, lui, doit être réexaminé. On sait mieux,
de nos jours, que ce fils de médecin bourgeois, demeuré obstinément célibataire,
était habité par des pulsions malsaines. La preuve : il lit très jeune le
marquis de Sade, qu’il appelle « le Vieux ». Contrairement à ce qu’a dit Sartre,
il n’est pas du tout « l’idiot de la famille » (expression reprise, de façon
inconsidérée, par Pierre Bourdieu à propos du peintre surfait Manet), mais bel
et bien son fleuron, son aboutissement logique. Flaubert, Manet sont des
bourgeois aux mœurs très douteuses, des favorisés de l’époque, bien loin de
mériter le respect universitaire dont ils jouissent aujourd’hui, tandis que leur
esprit démocratique laisse à désirer. Baudelaire, par exemple, aimait lire ce
contre-révolutionnaire abject : Joseph de Maistre. Quant à Flaubert, sa haine de
la Commune de Paris soulève le cœur.  Son Voyage en Orient est rempli d’épisodes
dégoûtants, notamment ses rapports de colonialiste esthète avec une danseuse
prostituée du nom de Kuchuk-Hanem. Permettez-moi de citer une lettre de l’auteur
à l’un de ses amis : « Je l’ai sucée avec rage ; son corps était en sueur, elle
était fatiguée d’avoir dansé, elle avait froid… En contemplant dormir cette
belle créature qui ronflait la tête appuyée sur mon bras, je pensais à mes nuits
au bordel à Paris, à un tas de vieux souvenirs… Quant aux coups, ils ont été
bons. Le troisième, surtout, a été féroce, et le dernier, sentimental. Nous nous
sommes dit là beaucoup de choses tendres, nous nous serrâmes vers la fin d’une
façon  triste et amoureuse. »

 C’est le même homme, mesdames et messieurs, qui a écrit Madame Bovary, cette
pseudo-défense de la femme adultère, je dirais plutôt de l’Homme normal et
absurde, les droits de l’Hommais. Mon prédécesseur dans l’accusation a
courageusement fait ce qu’il a pu, en soulignant maints passages ridicules aux
yeux d’une lectrice libre d’aujourd’hui. Exemple, avec un certain Rodolphe :
«Ils se regardaient, un désir suprême faisait frissonner leurs lèvres sèches, et
mollement, sans efforts, leurs doigts se confondirent. » Mieux : « Elle renversa
son cou blanc, qui se gonflait d’un soupir ; et défaillante, toute en pleurs,
avec un long frémissement et se cachant la figure, elle s’abandonna. » Mieux
encore (cette fois, c’est avec un certain Léon) : « Elle avait des paroles qui
l’enflammaient avec des baisers qui lui emportaient l’âme. Où donc avait-elle
appris ces caresses presque immatérielles, à force d’être profondes et
dissimulées ? » Encore mieux : « Elle se déshabillait brutalement, arrachant le
lacet mince de son corset qui sifflait autour de ses hanches comme une couleuvre
qui glisse. Elle allait sur la pointe de ses pieds nus regarder encore une fois
si la porte était fermée, puis elle faisait d’un seul geste tomber ensemble tous
ses vêtements ; et pâle, sans parler, sérieuse, elle s’abattait contre sa
poitrine, avec un long frisson. »

Voilà donc ce qu’on nous présente, dans les écoles françaises, comme un
chef-d’œuvre littéraire, au lieu de consacrer un temps précieux à l’évocation
héroïque des poilus de 1914 ! Un tel relâchement est odieux. Une pétition,
heureusement très minoritaire, réclame l’entrée de Flaubert au Panthéon. Il ne
manquerait plus que ça ! On prétend que Flaubert, comme Baudelaire, est
aujourd’hui admiré dans le monde entier. J’en doute. Aucune femme civilisée ne
se comporte plus comme Mme Bovary, et, Dieu merci, le cinéma nous prouve chaque
jour l’épanouissement de la sexualité hétérosexuelle et gay. Il est possible que
ce genre de romantisme attardé ait encore lieu au Qatar, en Iran ou en Arabie
saoudite, mais en France, c’est impossible. Ce roman, complètement dépassé,
devrait donc disparaître du commerce et des bibliothèques. Il ne peut que
déstabiliser des adolescentes ou des adolescents attardés.

M. Flaubert est insinuant, obsédé, toxique et, au fond, très sadique, comme le
montrent les incessantes scènes de cruauté qui émaillent son long et fastidieux
roman  Salammbô . Un grand film hollywoodien en péplum, avec massacres, soit,
c’est du cinéma. Mais un écrivain solitaire, en province, qui se complaît, avec
des mots, à décrire des épisodes atroces (sacrifices d’enfants brûlés vifs en
hommage au dieu Moloch, supplice affreux du guerrier Mâtho), ne doit nous
inspirer aucune considération. Les images passent, les mots restent, et peuvent
produire des contaminations plus graves. D’ailleurs, La Tentation de saint
Antoine, livre halluciné que Flaubert a poursuivi toute sa vie, dévoile une
passion sourdement religieuse. Disons-le calmement : Baudelaire, Flaubert (et
d’autres), sont les produits d’une éducation catholique noire et réactionnaire.
Sur ce point précis, ils doivent être lourdement sanctionnés. La morale sociale
doit l’emporter sur les prestiges faisandés de la littérature, ses fanfaronnades
et ses rodomontades. On continue, ces temps-ci, à nous faire l’apologie d’un
écrivain bourgeois et élitiste, même pas vraiment de souche, comme Marcel
Proust, lequel admirait, paraît-il, Baudelaire et Flaubert. Toute son œuvre,
quoi qu’on en dise, à cause de son portrait ridicule et sinistre du baron de
Charlus, est pourtant foncièrement anti-gay.

 

Gustave Flaubert, Œuvres complètes, tomes II et III,  sous la direction de
Claudine Gothot-Mersch, la Pléiade, Gallimard, 2013.

Philippe Sollers
Le Nouvel observateur n°2560, 28 novembre 2013.

 

 

 

 

 

 

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9 JANVIER 2014


MÉDIAS, MÉDIUM

Classé sous Non classé — sollers @ 12:2

PHILIPPE SOLLERS SUR EUROPE 1
Le 9 janvier – « Europe 1 Social Club » à 21h00
MÉDIAS
Plus d’infos

 *

PHILIPPE SOLLERS SUR FRANCE INTER
Le 17 janvier – « On va tous y passer » de 11h00 à 12h30
MÉDIAS
Plus d’infos

 *

PHILIPPE SOLLERS SUR PARIS PREMIÈRE
Le 18 janvier – « Ca balance à Paris » à 17h30
MÉDIAS

*

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17 NOVEMBRE 2013


SHAKESPEARE EST TOUT

Classé sous Non classé — sollers @ 12:2

Merveilleuse Pléiade : à gauche, le texte anglais de Shakespeare, à droite la
traduction française. Vous entendez la musique d’une oreille, vous la déchiffrez
de l’autre. Vous êtes au Théâtre du Globe, sur une autre planète. Les tragédies
vous empoignent, les comédies vous tournent la tête. Shakespeare est comme Dieu
: il fait ce qu’il veut.

Reste le problème des traductions, même si la plupart sont excellentes.
Shakespeare accumule les répétitions, les allusions, les jeux de mots sexuels,
les roulements de rythmes, les travestissements, les troubles d’identité, les
équivoques. Fallait-il transformer  La Mégère apprivoisée en  Le Dressage de la
rebelle ? « Mégère » est très péjoratif pour une jeune fille à marier, d’accord,
mais « dressage » est trop animal. Cette Katherina, au caractère insupportable,
deviendra moins mégère que les autres, douces et sensibles, et c’est la surprise
de la pièce. Nous sommes en Italie (comme souvent chez Shakespeare), et cette «
chatte sauvage » est une furie. Elle contredit tout le monde, à commencer par
son père. C’est l’esprit de vengeance personnifié. Elle déteste les hommes, mais
en voici un qui, par intérêt, relève le défi, et se montre plus fort qu’elle
pour la réduire et la séduire. Il va dire le contraire de tout ce qu’elle dit.
Elle voit le soleil, il voit la lune. Elle trouve qu’il fait chaud, il répond
qu’il gèle, et ainsi de suite, négation de la négation. Inutile de préciser que
cette démonstration délirante et drôle est d’une misogynie scandaleuse.
Ailleurs, dans Peines d’amour perdues, les femmes prennent leur revanche : « Les
langues des filles moqueuses sont aussi effilées que le tranchant invisible du
rasoir. » Ecoutez cette princesse : « Il n’est de meilleur jeu que de se jouer
du jeu des autres, en retournant leurs tours contre eux. » La guerre des sexes
et la comédie des erreurs ne connaissent pas de trêve.

Shakespeare n’est pas comique comme le sera Molière (insurpassable sur ce
point), mais divinement fou. Féerie noire (Macbeth). Féerie blanche (Le Songe
d’une nuit d’été). Un homme qui tient le coup face à l’acrimonie féminine, ça ne
se rencontre pas tous les jours, mais c’est encore plus impressionnant s’il
s’agit de la reine des fées, Titania, elle «dont l’été est l’empire ». Obéron,
le roi, pour se venger d’elle, lui fait administrer une drogue qui va perturber
sa vue au point de la rendre éperdument amoureuse d’un homme transformé en
âne, Bottom (on retrouve étrangement ce « Bottom » chez Rimbaud). Samuel Pepys
écrit bêtement, en 1662 : « C’est la pièce la plus insipide et ridicule qu’il
m’a été donné de voir dans ma vie. » Pauvre Pepys, débordé par la fantaisie des
fées qui traversent les collines, les vallons, les ronces, les buissons, les
parcs, les enclos, les flammes, les flots et dont les noms sont Fleur de Pois,
Toile d’Araignée, Phalène, Grain de Moutarde ! Pauvre spectateur, ahuri par
Puck, qui peut « enrouler une ceinture autour de la Terre en quarante minutes »
! Comment résister à la sublime musique de Purcell, The Fairy Queen ? Une reine
amoureuse d’un âne! Quel tableau! Mais la musique est là pour « ensorceler le
sommeil ».

Tout est musique chez Shakespeare, et c’est d’ailleurs la conclusion
du  Marchand de Venise, pièce qui n’en finit pas d’alimenter les commentaires et
les controverses. Shakespeare était-il antisémite? Son Shylock n’est-il pas
l’incarnation du culte de l’argent, cruel et buté? Ecoutons son intervention
célèbre : « Un Juif n’a-t-il pas des yeux ? Un Juif n’a-t-il pas des mains, des
organes, un corps, des sens, des désirs, des émotions? N’est-il pas nourri par
la même nourriture, blessé par les mêmes armes, sujet aux mêmes maladies, guéri
par les mêmes moyens, réchauffé et refroidi par le même hiver et le même été
qu’un chrétien ? Si vous nous piquez, est-ce que nous ne saignons pas ? Si vous
nous chatouillez, est-ce que nous ne rions pas ? Si vous nous empoisonnez,
est-ce que nous ne mourrons pas ? Et si vous nous outragez, ne nous
vengerons-nous pas ? »… En réalité, ce Shylock a été insulté sans arrêt par ces
patriciens vénitiens qui sont bien obligés de recourir à lui lorsqu’ils ont des
dettes. Le mélancolique Antonio a besoin de lui ? Qu’il signe donc ce billet
pour trois mille ducats : Shylock, s’il n’est pas remboursé, pourra prélever sur
lui « une livre de chair blanche, à découper et à prendre dans la partie du
corps qui lui plaira ». Personne n’a osé le dire, mais il est évident que
Shylock est amoureux d’Antonio (beaucoup trop), de même, toujours à Venise,
qu’Othello est trop sensible au charme du vénéneux Iago. Il veut de la chair,
pas de l’argent, Shylock, erreur fatale, que sa propre fille, Jessica, éprouve
comme un « enfer », au point de le trahir en lui volant ses bijoux, et en
s’enfuyant avec un Vénitien de charme. Shylock sera condamné, mais sa légende
traverse les siècles (on le retrouve dans Opération Shylock, le plus beau roman
de Philip Roth). Son problème est simple : il est sourd, il n’entend pas la
musique. Il persiste, contre toute raison, à réclamer sa livre de chair à
découper sur le bel Antonio, mais, dit le tribunal, sans verser une goutte de
sang, exploit impossible.

Bien entendu, Freud rôde dans les parages, car la pièce, extrêmement subtile,
met en scène le thème des « trois coffrets », déjà repérable dans Le Roi Lear.
Voyons ça : la belle Portia épousera le prétendant qui saura choisir le bon
coffret. Le premier est d’or, et porte l’inscription « ce que beaucoup désirent
». Le deuxième est d’argent, et ce sera « selon son mérite ». Le troisième est
de plomb, et prévient celui « qui risque tout ce qu’il a ». Les prétendants, y
compris « le roi du Maroc», sont idiots. L’un choisit l’or, l’ouvre, et découvre
à l’intérieur une tête de mort. Celui qui choisit l’argent tombe sur une tête
d’idiot grimaçant. Mais voici Bassanio, aimé en secret de Portia, l’homme pour
lequel Antonio a demandé trois mille ducats à Shylock. Il prend le coffret de
plomb, bien joué, il gagne le portrait de la belle. Moralité : l’argent n’est
rien, l’amour est tout.

William Shakespeare, Comédies (tome I), édition publiée sous la direction de
Jean-Michel Déprats et Gisèle Venet, Gallimard, 2013.

Philippe Sollers
Le Nouvel Observateur n°2555,  24 OCTOBRE 2013.

 

Mots-clés : Molière, Philipp Roth, Philippe Sollers, Pléiade, Sigmund Freud,
Venise, William Skakespeare
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